| AU
BOUT DU CONTE par Serge Bouchard |
J’écrirais bien un jour un long essai sur la Menterie. Mais ce serait un conte, une histoire inventée de toutes les pièces que je pourrais ramasser sur le plancher de ma mémoire d’homme. Car j’ai tellement entendu d’histoires et je les ai tellement aimées. Le vrai, le faux, le supposé réel et l’irréel soupçonné, nous savons tous que bien des affaires se perdent dans les emportements de nos récits, mais nous savons tous que bien des affaires y gagnent aussi. Oui, ce jeu est à qui perd gagne. Nous sommes des têtes folles et merveilleuses, l’exaltation fut notre premier choix. Et ce que nous gagnons en exactitude, nous le perdons en poésie. Ce que nous gagnons en étonnement, nous le perdons en rectitude. Les légendes et les mythes furent jugés sévèrement par la Raison, notamment celle de l’Occident qui prend sa source chez les philosophes grecs, comme de raison. Nous le disions ailleurs et cependant, Socrate n’aimait pas la Nature. Ce grand citoyen citadin, marcheur de rues et amateur d’Agoras ensoleillées, ce péripatéticien de toutes les clairières bien nettoyées, cet annonciateur précoce d’un monde totalement urbanisé et dénaturé, n’avait cure des légendes et des mythes que les forêts ont toujours proposés. Socrate n’eût prêté aucune attention aux dires et croyances des Amérindiens. Il aurait dit de ces légendes ce qu’il disait des mythologies des anciens Grecs : foutaises, enfantillages et brouillaminis de l’esprit. Car il avait son idée sur les Sauvages et les Monstres de la forêt. Ils sont pires que les Barbares, ces sombres habitants des forêts primitives. Tout ce qui vient d’eux est à combattre, notamment l’errance qui ne peut être qu’une erreur. Les Sauvages baignent dans l’oralité comme dans le mensonge, mais soyons magnanimes à leur égard car ils fabulent en toute innocence. Ce sont des enfants, même si des enfants sales et cruels. Le philosophe des philosophes de l’Occident marche à pied assurément. La démarche de Socrate s’appuie sur un monde qu’il piétine, c’est-à-dire domine et détruit. C’est le jardin paiën, sa poésie, ses légendes et ses dires que le philosophe abhorre. Donc, ce que Socrate saccage, c’est le monde de la Grèce d’origine, la païenne, la sauvage, car elle a existé, la Grèce forestière et débordante. Pour en arriver à un Apollon imberbe, finement musclé, parfumé, il a fallu rasé les énergies premières d’une Nature prodigue en foisonnements divers, en types variés, là où les nains côtoient les géants, les farfadets se posant sur des branches qui sont les bras des arbres pourvus de jambes, monde féminin de la Nature, de la Poésie et de la Muse sauvage qui caresse et qui tue, dans un même mouvement, le monde d’Artémis, d’Astarté, de Dyonysos. Nous sommes des conteurs et des menteurs invétérés. Qui parle, ment, dit un vieux proverbe slave. Les légendes, les contes, les histoires et les mythes n’opposent pas le vrai et le faux, ils ne prétendent pas à la vérité, pas plus qu’ils ne glorifient le mensonge. Le vrai et le faux sont pour le conte une polarité impertinente et stérile. Le conte sert la pensée pour autant que la pensée humaine ne se résume pas à raisonner. Le conte est beau, intéressant, émouvant, satisfaisant pour notre imaginaire et notre besoin de beauté. Il traite de nos plus vieilles peurs et de nos plus anciens défis. Car les guerres que nous menions dans nos têtes n’étaient pas celles du vrai ou du faux. C’étaient plutôt celles du fantastique, du merveilleux, de l’horrible et de l’horreur. Il y a aussi une vérité, la vérité des thèmes humains qui reviennent et reviennent, des combinatoires et des combinaisons possibles, les bribes et les morceaux de nos vieux rêves archétypaux, les résolutions des problèmes de la conscience collective. Les légendes traitent des rapports entre les hommes et les femmes, entre Nous et les Autres, entre les vivants et les morts, entre la peur et le courage, entre les animaux et les humains, entre la force bénéfique et la force maléfique, entre le sexe et la parenté, entre les jours et les nuits, entre la matière et l’esprit. Il en faut de la ruse, de l’intelligence, de la chance, de la foi, il en faut de l’inouïe pour survivre à la vie, pour passer au travers de son destin. La légende sera la meilleure explication du monde, la référence des absolus, dans la beauté comme dans l’horreur, dans le tout et dans les détails, du poil blanc entre les oreilles d’un ours jusqu’à la couleur émouvante d’une petite fleur. Les légendes amérindiennes relèvent des univers très ordinaires de la vie humaine. Se conter des histoires, en fabriquer, dire le monde, mimer les animaux, raconter la vie, penser la société, tout cela est humain, profondément humain. Il n’y a rien d’extraordinaire en effet, à raconter la légende des géants, à s’inventer des amusants et des menaçants, des allants et des revenants, des constructeurs et des destructeurs, des braves et des méchants, des monstres et des fantômes. C’est normal de réfléchir à la Lune, au Soleil, au monde sous-terrain. L’héritage culturel des mythes et des légendes se retrouve dans toutes les sociétés de chasseurs-cueilleurs et d’agriculteurs des temps que l’on a dit anciens et traditionnels, que l’on a aussi dit sauvages et primitifs. Mais tout cela, c’est nous aussi. Le Carcajou, le plus gros de tous les blaireaux du monde, le plus intelligent, le plus féroce et le plus fort, sera l’animal de référence de très nombreuses cultures amérindiennes, des Lakotas-Sioux aux Algonquiens. C’est un joueur de tour, c’est-à-dire un jongleur qui détruit et reconstruit le monde. Il joue avec tout, détraque et ramanche, défait et refait, bricole, si bien que ses histoires expliquent tout ce qui nous entoure, de bien et de moins bien. Le Carcajou est plus fort que l’humain, il est plus ancien. Il a partie liée avec les esprits, il va de soi qu’il en est un. La Femme qui créé et engendre le monde sera aussi présente, avec les frères ennemis, l’un bon, l’autre méchant, qui est le mythe de la genèse chez les Iroquoiens. Le méchant tuera le bon et le monde sera ce qu’il est, imparfait et dangereux. Ataentsic vaut bien Astarté, énergie primale qui enfante des hommes, femme originelle qui ne connaît ni le bien ni le mal, qui est une force vive et létale, dont les qualités seront détournées par l’incompétence de sa descendance, force pure (manitouesque) profanée par l’irresponsabilité des mandataires d’un pouvoir qu’elle a choisi pour s’occuper qui de l’eau, qui des saisons, qui de la couleur du ciel. Ces personnages seront brouillons, oublieux, malins. Les héros culturels vont de frasques en frasques en étant simplement au monde. Plus au sud, Coyote joue le rôle de jongleur, celui réservé à Carcajou au Nord. On confirme que la distraction et l’imprévoyance, l’amateurisme et l’étourderie de Coyote, expliquent toutes les misères du monde. Car le Coyote est extrêmement brouillon. Il gâche tout ce que le Créateur a pu faire de bon à l’origine. Où l’on voit que les animaux ne sont pas de simples bêtes sauvages, mais bien plutôt des symboles en chair et en os de tout ce monde qui nous dépasse mais qui, en même temps, nous habite de part en part. De l’Aigle jusqu’au Corbeau, du Saumon jusqu’à l’Écureuil, du Jaguar au Serpent, de l’Ours au Carcajou, du Lynx jusqu’au Geai, il n’est jusqu’à la Mouche qui ne soit invité à la table des légendes. Les Iroquoiens viennent du sud et dans leurs mythes de la Création, cette idée de gâchis revient souvent. Dans le monde idéal et parfait de l’origine (le paradis terrestre des Iroquoiens) les rivières coulaient dans les deux sens, si bien que l’on pouvait les descendre à l’aller comme au retour. Ce qui est une grande idée. Mais le joueur de tour a bousillé cette perfection seulement en y touchant. Depuis que le jongleur s’est mêlé des rivières, il faut ramer et remonter, c’est-à-dire en arracher. L’humain n’est pas en faute, ni en cause. Ce sont des personnages mythiques qui se situent entre le Principe de tout et la vie de tous les jours, des médiums en quelque sorte, qui interviennent dans le plan des dieux. Au Sud toujours, et cela jusqu’au Mexique, la Femme et le Serpent débattent. C’est le Serpent qui tient à ce que les humains travaillent et peinent et suent. La Femme-mère serait plutôt du genre à donner tout cuit dans le bec tout le bien-être à sa portée. Mais le Serpent l’emporte, justement, et c’est lui qui fait que les humains doivent chasser, travailler et de dépenser. Comment ne pas voir l’unité de nos regards humains? Le serpent, si important chez les Amérindiens du Sud, entretient des relations de compagnonnage avec la Femme originelle et c’est lui qui plaide pour un monde difficile qui sera le lot des Humains. Dans la vieille Europe païenne, le serpent introduit le désir et la jouissance entre les cuisses de la déesse Astarté. La femme et le serpent de la Bible ne feront pas autrement. Une autre grande image humaine, celle du déluge ou plutôt celle de l’absence de terre. Les Amérindiens font partie du concert des archétypes humains. Au début, il n’y avait que de l’eau. Il a bien fallu trouver des animaux pour plonger vers le fond afin de ramener à la surface un peu de terre. Beaucoup périrent noyés en tentant la chose. Mais finalement, il s’en trouve toujours un pour réussir, et voilà l’origine du monde, une toute petite île faite d’un minimum de boue ramenée du fond des abîmes liquides par un animal héroïque. Puis, par les moyens de la danse, de la marche et de la course, chacun des êtres vivants, des lièvres aux humains, ont depuis toujours eu la charge d’agrandir le domaine puisque c’est en marchant la terre que la terre s’étend. Voilà pourquoi les lièvres sautillent nerveusement, pourquoi le loup marche pendant dix ans, voilà pourquoi les humains sont capables de marcher si longtemps. Pour le nomade, marcher, c’est faire de la terre. Les Innus ont leur homme-araignée, Tshakapesh, le garçon qui traîne une corde avec lui, toujours. Il se métamorphose, tantôt petit, tantôt fort et puissant. Il est décevant dans le sens de rusé, se montrant faible devant les méchants et les malintentionnés mais les tuant cruellement. Tshakapesh ira dans le soleil, là où les Écureuils abondent et où la lumière est merveilleuse, il prendra la Lune au collet, dans son filet dirait-on, il vivra moult aventures incroyables, se faisant avaler par un poisson, vengeant le meurtre de ses parents par un animal dont la description ressemble à celle d’un Mammouth, sorte de dragon de la taïga que notre petit bonhomme retrouve et tue. À défaut de temps et d’espace, parce que ceci n’est pas ce bel essai sur la Menterie que j’écrirai un jour, j’abrège et ne dis rien ici du Windigo des Ojibway-Anishinabés, des Vagins mordants, des Géants cannibales, des roches ambulantes, des lièvres gros comme des ours, des arbres qui parlent, et des dimensions cachées entre le temps et l’espace. Les mythes et légendes des amérindiens sont plus que cutes
ou exotiques. Ce sont des histoires merveilleuses et fantastiques. D’ailleurs,
ne croyez jamais ces petits livres intéressants sur les contes
et les légendes de qui que ce soit. Ce n’est jamais la vérité.
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