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DE LA FORET ET DES TEMPLES par Serge Bouchard |
Toutes les forêts ne se ressemblent pas, bien sûr, mais les forêts sont toujours les forêts, disons des océans d’arbres. Elles sont jeunes, vieilles, vierges, en repousse, brûlées, vigoureuses, mal en point, tropicales, pluvieuses, boréales, tempérées, chaudes, froides, hantées. Leur humidité et leurs brumes sont comme la sueur de l’Histoire. Elles furent d’abord impénétrables, puis habitables, habitées, coupées, rasées, détruites. Les forêts se fossilisent, comme les trilobites, elles se condensent, comme les souvenirs. Puisque la forêt est une explosion lente de vie, elle aura la mort lente des grands cycles, les courbes longues et calmes des sourdes vagues du temps. Elle va, elle vient, disparaît, renaît de ses cendres littéralement parlant. Sa vigueur est celle de la Nature, sa fragilité aussi. Il y a des choses qui écoeurent la forêt : le capitalisme, la Raison, les insectes et le feu, notamment. Il en est d’autres qui la vivifient : le soleil et l’esprit, la paix et puis la pluie. La forêt s’est répétée depuis longtemps, elle est symbole de l’Ancien, une sorte de mémoire accumulée par sédiments qui plongent dans le creux du Temps. Le pétrole, le gaz naturel et le charbon sont des énergies qui nous viennent des forêts anciennes, les gigantesques futaies du Carbonifère. Il en reste ces gaz, ce liquide noir et ce minerai poudreux. La Nature, cette dame Carbone, se recycle et carbure. Elle garde tout et se nourrit de ses morts répétées. Entre l’humus et l’humain, un lien. Dans la forêt, les arbres nous observent. Ils savent que nous sommes constamment sur le point de nous perdre. Les arbres nous épient. Le passant est-il un allié, un ennemi? Car la forêt connaît l’alliance et la guerre. Il fut notoire que les arbres se faisaient la guerre mais que ces grands combats regroupaient des armées, des classes et des espèces. Cela s’appelle la biodiversité aujourd’hui, cela s’appelait la vie hier. Les arbres passaient en rangée, ils défilaient en allant au combat, chacun avait son style. Les arbres marchent quand ils doivent marcher. Méfiez-vous des aulnes, elles sont puissantes, nombreuses, influentes et elles savent commander. Le bouleau est courageux, le chêne aussi, le saule pleure, le peuplier se sacrifie, le hêtre est si dur, le frêne est imprudent, le sapin est impavide, la liste s’allonge, qui donne du sens, des réputations, des dires et des sagas à chacun des acteurs jusqu’à la dernière feuille, jusqu’aux moindres brindilles. Car, en effet, la forêt parle, elle n’est qu’un long murmure, un silence plein, une récitation de bruissements, des chants, des frottements, des craquements qui sont les fondements de toutes les poésies du monde. Elle est un langage, un souffle et un rythme, elle raconte pour qui sait l’entendre une histoire sans fin qui est si belle et si grave que cela ne peut s’écouter d’un coup. Il faut des marches et des marches, des méditations et des promenades, s’asseoir et ouvrir bien grande les oreilles de son âme, refaire ses sentiers et ses sentes, fixer longuement le ruisseau et tout ce qui ruisselle, passer du caillou au bloc erratique, de la branche morte aux pousses de l’année. Il ne reste plus que 20% des forêts originales de la terre. Ce sont celles qui étaient trop reculées, trop éloignées pour être exploitées sous la main, sur le champ, à portée de cognée, celles que notre appétit se réservait en dernier pour n’avoir plus accès aux autres plus proches que nous avons rasées. Nous sommes en train de les abattre finalement et aujourd’hui, les dernières grandes forêts du monde. Nous éradiquons la source d’une immense partie de notre mémoire. Bientôt, ce sera terminé et là, peut-être, la forêt sauvage rendra finalement l’âme, notre âme, sans que nous le sachions vraiment. Il y a de cela trois ou quatre mille ans, le pays méditerranéen était un pays forestier qui devait être d’une grande beauté. Homère le décrit : pins, chênes et cèdres magnifiques. Mais il ne reste plus rien, il ne reste que de la pierraille, des sols évanouis, des raretés d’eau. La construction des bateaux, des maisons, les besoins en bois de chauffage pour les foyers domestiques comme pour l’industrie, rien n’a pu empêcher la déforestation méditerranéenne de glisser jusqu’en bas de la pente de la désertification. La Gaule chevelue, toute l’Europe tempérée, les interminables forêts de chênes, de hêtres, de frênes seront déforestés au Moyen-Âge. À la fin, il ne restera que des boisés, des tales de forêts dans une mer de champs humains. La Chine fit de même et se fera l’ennemi des grands arbres. Viendront les Amériques et ainsi de suite où l’arbre prendra une valeur marchande dont il ne se remettra jamais. Nous brûlons, épuisons, abattons nos temples les plus anciens. Comme si nous défaisions Notre-Dame de Paris sous prétexte que la pierre qui fait ses murs valait quelques millions de dollars américains. La forêt est profonde. Nous nous y enfonçons comme dans la nuit des temps. Plus on s’éloigne des foyers humains, plus on remonte dans le temps. Plus on avance, plus on retourne, plus l’on va plus l’on revient. Plus on s’enfonce plus on s’élève. C’est d’ailleurs le principe de l’égarement. L’humain perdu tourne en rond, comme autour du tronc d’un arbre. Les cercles de croissance sont des cercles magiques, semblables à des toiles qui nous prennent, à ces capteurs de rêves que les Indiens fabriquent. Les arbres creux façonnent des couloirs qui remontent ou s’avancent dans le temps. La forêt est une sorte de labyrinthe, pour qui ne sait rien de la nature du chemin. Marcher en forêt, c’est toujours marcher de travers, de détours en contours, la ligne droite ne sert de rien. C’est la ligne gauche qui est le mieux. Vous comprendrez que la forêt sauvage n’est pas le fort des rationnels, des raisonneurs, des lumières, des calculateurs et des organisés. Elle n’entiche pas l’esprit civilisé, raffiné ou précieux. Le précieux sera son ennemi. Car si le commerce lui sera fatal, si l’appât du gain lui sera maléfique, l’idéologie le sera encore plus. La forêt sauvage fut frappée au coin des oeuvres du diable, le refuge des déchus et du Malin, le royaume de la bestialité et de la fornication, un monde abandonné de Dieu, le domaine de l’ombre, là où tout foisonne et s’enchevêtre, là où l’entremêlement des vies devient inextricable, le lieu de la confusion totale et primale. Il n’y a plus moyen de distinguer l’humain de la bête, et les arbres parlent trop, ils prennent trop de place. Pareillement aperçue, elle n’avait plus de chance, pauvre forêt du début des âges. Ce fut l’obstacle à abattre, le refuge à violer, l’ombre à éradiquer. Le fouillis désordonné devait être mis à l’ordre, redressé, clarifié. Il y a dans le mot clarifier le mot clairière. La petite clairière devait s’agrandir jusqu’à tout faire disparaître. Elle mange la forêt de l’intérieur. Si bien que nous en arrivons à ne plus avoir de mots pour la désigner. Nous parlons de villes et de campagnes, et il n’y a plus rien d’autre. La forêt sauvage, la forêt tout court, pousse sur une autre planète où nous n’allons plus. Il n’y a plus moyen de tenir feu et lieu au milieu de l’océan-forêt. Non, nous allons plutôt de villes en campagnes, dans la lumière et l’éclaircie de tout. Alors venons-y. Elle est magique, la forêt. Les animaux sauvages y prennent une dimension qui habite entièrement notre vision poétique, un imaginaire qui rassasie en quelque sorte notre appétit de fantastique. Elle est bonne à penser la forêt, bonne à dire. C’est la première de nos grammaires, le pied boisé des plus belles constructions de notre esprit. Nous sommes des créatures naturelles et nous appartenons au monde qui nous entoure. Or, ce monde est nature; il est arbre, mousse, vent, cycle, régénérescence, croissance et décrépitude. À ce compte, si nous étions répétitifs et tranquilles comme une forêt lointaine, il apparaît que nous serions éternels, comme tous les retours et les retournements, il apparaît que nous aurions à tout le moins une conscience furtive de l’éternité. Qui ne connaît pas la taïga ne comprend pas l’éternité. La forêt, c’est du temps. Il est vrai que la forêt fait une bonne part à l’ombre. Elle est noirceur et nuit, et si le soleil est la source de sa vie, elle fera tout pour le tenir à distance respectable, tout pour ne pas en faire le premier des sujets. La forêt aime la pénombre, elle est résolument raffinée sur la question de l’éclairage. Ni trop fort, ni trop faible, juste ce qu’il faut pour qu’elle pompe et respire. Elle est pneumatique autant que nous, la forêt, une formidable pompe à eau et à air. Il faut que la pression soit juste; ce souffle puissant et ces fines effluves ne supportent pas les déséquilibres et les grandes dérives. Ses cauchemars tiennent dans les déluges, les chablis, les redoutables coups de vent, le feu, la foudre. Oui, la forêt a peur du feu. Pas du feu régénérateur, pas du feu de la vie. Elle a peur du feu universel, celui qui la consumerait entièrement, elle a peur finalement, du soleil. Pensons-y bien; l’humanité la plus destructive est celle qui a choisi le soleil, la lumière, le feu sacrificiel et maléfique, celle qui, dans l’histoire récente, a choisi l’or et l’argent. Les empires du soleil ont cultivé le sang, la violence, la lumière éclatante à tout prix. La forêt, qui est le contraire de l’éclat, en a pris pour son rhume. Sa sombreté l’a condamnée aux yeux des prêtres intolérants du progrès et des lumières vives. La forêt avait peur du soleil des humains, elle avait peur de l’inquisition des hommes, de la machine à purifier. Les amants de la forêt, poètes primitifs et premiers, sont des amants de la Lune. Quand la forêt sait que tu es lunaire, elle devient ton alliée, ton amie. Tu ne pourras vraiment t’y perdre sauf pour le bénéfice du sentiment. L’ermite heureux s’est retiré d’un monde qui le tuait. La forêt est une maîtresse qui initie les innocents afin de les conduire sur les chemins de la sublimation de l’apparent réel. Manitou, Artémis, Mana et combien d’autres déités uniques qui tissaient les liens de l’unicité. La forêt nous apprend à prier, tout simplement. Elle connaît les formules sacrées. Les forêts sont désormais commerciales, coupées à blanc, marquées au rouge, le rouge de l’abattage, les forêts dansent en ligne, devenues des réserves de chasses profanes et de pêches permises, elles rapportent de l’or et de l’argent, elles sont en cubes et en volumes, en miettes et copeaux, traversées de trophées et de sports extrêmes, pornographiées jusque dans les ébats nocturnes des souris à cou gris, dans les chemins des loups numérotés, le repos des canards bagués, dans l’inquiétude des espèces menacées, dans les réglementations gouvernementales; les forêts sont des zones d’exploitation contrôlée, des aires de pique-nique, il n’est plus un arbre qui n’aurait pas entendu le bruit d’un moteur d’avion crépiter, pétarader ou siffler au-dessus de sa tête, plus un lynx qui n’aurait pas eu à traverser une route humaine, plus une épinette qui ne craint pour son éternité. La forêt n’a plus le temps de respirer. Hegel était urbain et croyait que la philosophie appartenait à la ville. Socrate détestait la nature. La forêt est mythique et la Raison dit sus aux mythes! Mort aux mythes! Socrate n’était pas un poète. Hegel non plus. Mais nous avons en héritage le poids de cette immense petitesse. Quels terribles bûcherons que ces philosophes de la Cité désencombrée! Que la Nature crève, au nom des lumières et poussières de la Ville! Cependant, il doit bien rester des lambeaux de cette profonde unité. Il doit bien y avoir un ours qui rôde à gauche, à droite, porteur de la mémoire des ours, un orignal fantastique que les temps mauvais ont épargné, un carcajou, surtout un carcajou, qui s’apprête à refaire le monde primale, sachant que tout revient et reviendra, sachant bien que c’est le Carcajou qui rira le dernier. Il doit y avoir une Mouche, maîtresse de tous les animaux, des humains et de la vie, qui vole inaperçue au-dessus d’un étang inconnu et qui s’apprête à porter un grand coup mythique, un coup de ses ailes magiques. Car serait-il possible que nous ayons jeté, pillé, brûlé cette bibliothèque plus grande que mille fois celle d’Alexandrie, que nous ayons renié tous les poèmes de cette poésie, que nous ne soyons plus capable d’avoir la force d’un arbre, d’avoir sa dureté, en même temps que sa sagesse et son humilité? Serait-ce possible que nous soyons venus à bout de notre propre magie?
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