| LA
VILLE SEULE par Serge Bouchard |
Pour voir le ciel, il est bon d’être loin, d’être seul, d’être hors du champ de la lumière trop intense des grandes réunions d’hommes. C’est une question d’échelle et tout est dans l’échelle. C’est une question d’espace aussi. Quand une ville est petite, seule, éloignée et laissée à elle-même dans l’écart, c’est-à-dire écartée, le ciel s’offre alors à elle dans toute sa profonde noirceur, il en vient même à habiter l’esprit des gens sans qu’ils s’en rendent compte. Il y a une tradition des villes frontières, des villes champignons qui naissent tout d’un coup, qui apparaissent, pour une mine ou pour une autre, marquées dès le début au coin de l’éphémère, mais qui ne meurent pas, qui s’éternisent dans leur solitude, toujours surprises d’être ailleurs et si loin, reprenant constamment le racontage de leur trop courte histoire. Surprises aussi de toujours être là, d’être encore et simplement là; alors, elles se mettent à perdurer, à mourir d’inquiétude et l’inquiétude n’est rien d’autre que l’angoisse permanente de la fermeture, qui pour la ville est la mort, comme on sait. Au fil du temps, la solitude augmente, elle se creuse, et le fil du temps, justement, se met à lier les choses entre elles. En face d’une pareille nuit, la société peut bien être tricotée serrée. Il est difficile de garder l’anonymat, de passer inaperçu. Tout le monde sait tout de tout le monde. Il en faut de l’espace pour être aussi perdu. Or, l’espace, il y en a. Malgré le train, malgré l’avion, les routes et les camions, loin demeure loin. Coincée entre terre et ciel, la petite ville isolée est comme un havre au milieu de la mer, une île dont on a fait bien vite le tour. Voilà un lieu qui sera un cercle, un petit trou rond dans la forêt. La ville isolée, c’est un peu l’histoire ancienne du monde dans ses rapports avec les immenses forêts et les immensités tout court. Nous voilà hors du monde, à l’extérieur de la normalité, dans des régions dites sauvages, peuplées de pionniers et d’aventureux, chacun en train de refaire ce que l’humanité n’a jamais cessé de faire, c’est-à-dire voyager dans l’espace et vivre là où les autres ne sont pas. La ville ermite attire les malheureux, les accidentés de la vie, les ambitieux aussi, beaucoup d’âmes qui essaient de se faire oublier ou qui tentent désespérément de se pardonner à elles-mêmes. La population locale est assez colorée. Voilà le monde en résumé. Cette marginalité se retrouve partout dans le monde, partout où il y a de l’espace pour se perdre et encore plus pour se retrouver. On se répare, on se refait, on attend. Ou encore, c’est le bout de la ligne. Le Nord n’a jamais cessé d’attirer les âmes en peine. La forêt a toujours été le refuge de la marginalité et les grands espaces portent bien leur nom : ils sont grands à n’en plus finir. Nous avons l’éternelle nordicité, nous avons la forêt sauvage, la profonde laurentienne et l’infinie boréale, et nous aurions mille sagas à raconter à propos de nos aventures, si nous nous y mettions, si seulement nous voulions le dire pour en faire toute une histoire. Matagami, Joutel, Chibougamau, Chapais, Gagnon, Wabush, Schefferville, Murdochville et combien d’autres places, plus petites, plus éphémères encore, autant de lieux et chacun de ces lieux a un mystère et un drame, des espoirs et des désespoirs, des destins qui lui appartiennent en propre. Qui n’a pas ressenti le climat particulier d’une place en débarquant de l’avion ou en arrivant tout simplement dans ces endroits du bout du monde, là où rentrer et sortir est un problème? Ici, les distances ne sont pas abolies, elles ne sont pas choses du passé. Même que l’isolement augmente en proportion des grandes concentrations de la modernité. Plus le monde rapetisse, plus l’éloignement s’éloigne. Rien n’est pareil même si tout se ressemble. L’air est plus vif, la lumière est différente, le ciel encore, et le temps et les distances qui sont les rois et les maîtres des lieux. L’instinct nous dit que cet ici est bel et bien un ailleurs. La nature est toujours dans votre dos, elle est toujours dans votre face, autant dire qu’elle enveloppe tout. La nature vous humilie, vous défie. Cette vie qui pourtant s’anime est imprégnée d’une grande solitude. Il y a l’argent, nous sommes ici pour donner la claque, nous sommes venus pour cela et les villes isolées sont souvent le résultat d’une ruée soudaine où les promesses de l’aube étaient hier encore mirobolantes. Le temporaire, c’est simplement le temps de s’enrichir, ce qui bien sûr est un piège puisque la partie n’est jamais vraiment finie. Les villes éloignées et solitaires se rappellent toutes de leur fringant début, chacune parle de son eldorado, là où tout a commencé. Puis il y eut des bas, puis une reprise, un autre échec et ainsi de suite. La ville va de murs en murs, d’obstacles répétés en obstacles insurmontables, vents contraires qu’elle finit par surmonter, en tenant prise tout simplement. Il y a la télévision, cet oeil ouvert qui image un monde extérieur qui n’existe pas mais qui vient quand même s’infiltrer dans l’imaginaire de tous ceux qui passent leur temps devant le petit écran. On regarde beaucoup la télévision, quand on est loin du monde. Et le monde vu de loin prend l’allure d’une télé-série. Des intrigues, des fictions délirantes, des méchants, des suspenses, toutes ces histoires ont un effet à la longue. On devient lentement ce que l’on voit au fil du temps, c’est-à-dire une irréalité agissante, toujours plus décroché de ce qui est autour, à la portée. On se passionnera des ours à la télé sans se soucier des ours qui sont juste à côté, dans la cour. On verra des ovnis dans le ciel, comme à la télé. En fait, on verra tout ce que l’on voit à la télé. Il y a la laideur, ces architectures paléotechniques dont l’ancienneté est terriblement jeune. Rien n’a été fait pour durer et pourtant le temps passe. Dans ces conditions, il ne faut pas beaucoup d’années pour que tout rouille, traîne, se débâtisse, laissant l’impression que l’on se fout du lieu, que l’on abandonne ce qui sera de toute façon abandonné. Des tuyaux, des morceaux de métal, des matériaux temporaires, des façades prématurément vieillies, des arrangements qui imitent ce qui se fait ailleurs mais qui tournent à la copie dérisoire, des faux parcs, des fausses tentatives, on dirait que tout avorte. Nous sommes en unité de lieu, à l’échelle humaine pour ainsi dire. Ce sont deux qualités formidables pour qui voudrait rêver d’une belle petite place. Mais ce ne sont jamais de belles petites places. Oui, on dirait que tout avorte, même les arbres que l’on plante, même le meilleur que l’on y met. Car la vague est trop forte. Ces petites villes traînent la nostalgie, elles concentrent les exilés. Ceux qui sont partis, ceux qui sont venus. C’est dur de rouler fer sur fer, comme le dit l’expression.
Ce qu’il est pauvre l’Eldorado. |