| LE
CIEL DE LA CONSCIENCE par Serge Bouchard |
Quatre lettres en français, deux petits sons, ci-el, une labiale ouverte pour couvrir l’espace infini qui nous entoure, nous définit et nous transporte. Au revoir, au ciel ! Là d’où nous venons, là où nous allons. La Voie Lactée est un grand chemin, une grand’route, une quête sans fin, notre destin en somme. Nous sommes de la poussière cosmique, notre âme est une étoile et chacun des esprits se transforme et s’en va briller dans le ciel, au moment de mourir. La mort, c’est la nuit et nos âmes des étoiles. Le ciel fut notre première télévision, c’est le fond de tout ce que nous voyons, à distance, à très grande distance. Un million d’années lumières, c’est loin. Cent millions encore plus. Elle est longue, cette route. Mais la mort nous libère des contraintes de la traction, de la propulsion, de la gravité. L’âme, bien sûr, par habitude, par timidité, frilosité ou nostalgie, s’accroche aux murs de sa maison, au coeur de son corps de passage, à sa coquille et à son compagnon, elle rôde pour un temps sur ses terrains connus, elle flâne et traîne la patte, mais vient le temps de repartir absolument, vient le temps de sa simple évasion. À un million de fois la vitesse de la lumière, elle rebondit dans le sidéral où rien ne se perd, surtout pas l’esprit de ce que nous avons été. L’âme aime voyager, elle cherche toujours à s’en aller. Le ciel est son terrain de jeu. La petite vagabonde, voilà le vrai nom de l’âme. C’est une coureuse, une cavalière fantôme dans le ciel, comme le dit la chanson. Elle vient d’ailleurs, elle s’en va Dieu sait où, elle ne s’est arrêtée que le temps d’une vie humaine, dans un corps, dans un lieu, à un moment donné. Elle a habité une conscience vivante. Mais encore là, s’est-elle vraiment arrêtée, le temps d’une vie? Non, car la Terre est dans le ciel, comme tous les corps célestes, elle voyage à grande vitesse, la sienne sur elle-même, la sienne autour du soleil, celle du soleil dans la galaxie, celle de la galaxie dans l’Univers, celle de l’Univers dans les Univers. Un sage, assis sur un bloc erratique, au fond d’une coulée, immobile entre deux arbres centenaires, est capable de comprendre cela : Tu vas beaucoup plus vite quand tu ne bouges pas. Encore plus quand tu ne bouges plus, tel un corps déserté par son âme en cavale. Si tu veux vraiment partir, arrête de voyager. Si tu veux vraiment partir, meurs. Oui, le ciel fut notre premier grand écran. Nous y avons vu des drames fantastiques, des chevauchées magnifiques, des grandes victoires et des pertes cruelles, des lumières éblouissantes de vérité. Nous y avons logé bien des dieux, toutes nos âmes, de la matière pour un milliard d’histoires. Des lions, des crabes des ours, des serpents à plumes, des sages, une lumière pour nous guider, il n’est pas une image qui n’ait été projetée une nuit ou l’autre contre cette voûte qui est comme le plafond de l’esprit. Le ciel de nuit a suggéré le mythe de l’éternel retour. La vision humaine du temps est cyclique dans presque que tous les états de culture. Les choses reviennent, nous revenons, les morts seront des vivants et les vivants des morts. Le ciel est une représentation théâtrale qui se répète à chaque tombée du jour depuis la nuit des temps. Seule la flèche du temps viendra crever la bulle mais encore, la flèche est une flèche, elle retombera et il faudra la retirer une autre fois. Le grand archer de l’univers a combien de flèche du temps dans son carquois? Le ciel nous inspire les lois de la courbure. Tout est courbe, tout est fourbe, c’est-à-dire illusion, dans la mesure où nous sommes dans des couches et des pelures, pouvant passer de l’une à l’autre en utilisant les forces magiques, mystérieuses, magnétiques qui composent le monde. Nous ne voyons que le visible mais l’esprit se fabrique, se reconnaît, se meut dans l’invisible voire l’immatérielle réalité du monde. La communication à distance est une des plus anciennes pratiques humaines. Les shamans, les sorciers, les officiants de la magie des esprits ont toujours utilisé le ciel pour voir à distance, pour voyager, pour émettre et transmettre. Oui, le ciel est une voie très fréquentée. D’ailleurs, cela laisse des traces, beaucoup de traces, des marques et des cicatrices, des formes et des desseins, des constellations et des points. Le ciel fut notre premier texte sacré. Il a fallu apprendre à lire mais aussi à écrire. Voyez le ciel comme une bible plus ancienne que la bible, le texte des textes, puisque c’est un guide pour l’être qui regarde en sachant le décrypter. Si le ciel est un livre, une télévision, un miroir, il faut encore ajouter sa profondeur. De celle-là, nous ne sommes jamais revenus. Il est à penser que cet écran profond constitue la réflexion d’origine propre à l’esprit humain. Autour d’un feu dans la savane, dans la forêt, dans le désert, en bordure des anciens glaciers, les chasseurs migrateurs se reposaient le soir, ils fixaient la voûte céleste, ils apprenaient l’infini, ils s’initiaient à la contemplation, à la poétique et au sacré. Intelligents, profondément intelligents, ils ont reconnu le lien entre la terre et le ciel. Nous sommes dans le ciel, la terre est dans le ciel et vice et versa. Il y aura des étoiles dans les arbres, des forces dans l’air, des lunes dans les pièges. Si bien que l’homme fréquente le cosmos depuis toujours et sa fiction est le propre de son esprit. Le pouvoir est spirituel, il s’agit de le reconnaître et de s’en saisir. Tout n’est que cinéma, depuis toujours, d’où la popularité du cinéma de nos jours. Il y a des chariots dans le ciel, des chariots de feu, des cavaliers maudits, des cow-boys damnés qui poursuivent à jamais un bétail en fuite, cornes de fer et naseaux qui soufflent du feu, comme les dragons, il y a des luttes, des refuges, des drames éternels, la guerre finalement entre le bien et le mal, le blanc et le noir, la collision morale entre la lumière et l’obscurité. Appelons cela la guerre des étoiles, le chevalier blanc, le chevalier noir, l’empire du mal, la bonne étoile, etc. Cependant il y a plus et rien n’est aussi simple. Où il est question de teintes et de tons, de degrés et d’intensités. Ni trop noir, ni trop blanc, ni trop effrayant, ni trop aveuglant. Le mal est aux extrêmes. Les cultes du soleil seront sanguinaires et violents, sociétés de sacrifices humains et de monumentales ambitions. La lumière sait être cruelle quand elle est trop vive. Qui s’y frotte s’y brûle. Mais à l’inverse, le trou noir trop intense est le repère du mal absolu. Entre les deux se trouvent les partitions humaines les plus subtiles, parfois les plus belles. Nous sommes au domaine de l’énergie créatrice et de la force destructive. Guerre et paix des étoiles, une bonne et une mauvaise conscience, toute la philosophie du monde tient dans une roche conçue au creuset de l’Univers. Tout se tient parce que tout se combat. Les courbures, le bon ton, l’éclairage juste, la lumière féconde en somme, tout cela représente le fondement de l’art qui est la création de la poésie, de la création et de la magie. La beauté se situe entre le plein et le vide, entre le noir absolu et le blanc trop violent, à l’aube, au crépuscule, dans la nuit claire de sa lune pleine ou de sa Voie Lactée pleinement étalée. L’humanité a longtemps vibré au culte de la nuit lunaire, la mère-lune toute ronde, qui va et vient, qui croit et décroît, qui n’aveugle ni n’effraie, qui éclaire sans rien briser ni brûler. Oui, la Lune parvient à éclairer la nuit sans la briser. Des sphères qui dansent, des cercles qui révèlent, les gens aussi se mettent à danser en rond, à reproduire le cercle qui sera la représentation métaphorique par excellence de l’Univers et de l’existence. Par le ciel, tout se rejoint. Nous sommes non seulement liés, mais nous sommes aussi solidaires. Si tu cueilles une fleur, cela dérange une étoile, dit le poète. Le battement d’aile du papillon se répercute jusqu’à l’infini, c’est-à-dire jusqu’à l’âme. Alors le ciel peut bien accueillir des vierges et des lions, des cygnes et des cancers, la bételgeuse et la proxima du centaure, l’étoile polaire. Nous n’aurions pas assez de mots pour nommer toutes les étoiles, les galaxies, les amas et les nébuleuses. Les mots nous manquent, les images aussi. Et la roue tourne sans s’arrêter, le grand écran tourne pour nous étourdir. Qui n’a pas, une nuit ou l’autre, en des lieux propices, été rejoint par la ronde du ciel? Circum-ambulatoire, marche des choses, principe unique de l’éternel retour, roue universelle, tout dans le ciel nous interpelle. L’astrophysique n’a pas brisé la magie. Elle l’a même augmentée. Voici un cas rare où la science n’a pas tué les visions anciennes, elle les aurait plutôt confirmées. Big Bang et Big Crunch, expansion, implosion, magnitude de la magnitude, le grand Stephen Hawkins parle encore des desseins de Dieu. Les ondes, la matière, l’anti-matière, la supernova et le trou noir, tout pousse le scientifique aux frontières de l’inconnu mais surtout de l’incroyable. Le ciel est trop vaste pour être contenu, la théorie unique nous échappe, une loi n’est pas une loi universelle, chaque jour et chaque nuit qui passe nous déjouent. Le temps n’est pas si simple à cette échelle. Le temps se joue de nos calculs. Oui, face au ciel, il est difficile d’être empirique, il est prétentieux d’être concret. Car le ciel de l’humain, celui de la conscience, le seul que nous ayons, est l’abstraction par excellence. Il est la réflexion de la matière, c’est-à-dire un vaste miroir courbe. Nous sommes le lieu de ce focus; pourquoi serions-nous surpris d’en ressentir quelques frémissements mystérieux? Voilà la leçon : nous sommes aussi inexplicables que le ciel, aussi incroyables, voire aussi profonds. Nul ne sait les frontières que nous pouvons franchir par les voies de l’esprit. Dans le cadre du cosmos, l’abstrait et l’immatériel sont tout aussi réels que le fer et l’hélium. D’ailleurs, l’astrophysicien soupçonne qu’il y a plus de lumière noire que de lumière vive dans le grand champ sidéral. Qui sait? Tout le monde veut aller au ciel mais personne ne veut mourir, dit la chanson. Mais tout cela est superflu, semble-t-il. Nous sommes déjà au ciel, Dieu aussi, et tous les dieux et déesses de notre conscience plusieurs fois millénaire. Regarder le ciel, c’est regarder la mémoire de ce qui a été, de ce qui sera, de ce qui est. Un esclave, sur l’île de Gorée, a regardé le ciel et il a vu la pleine lune; il a pleuré, une nuit en 1503. Un cavalier turc, un camionneur américain, un métis au Montana, un gaucho en Argentine, une mère chinoise, tous et toutes, dans le temps et dans l’espace, ont levé la tête et ont communié à ce texte. La nuit console, la nuit effraie, elle déroute et elle guide. Si nous sommes de la poussière d’étoile, les étoiles, elles, sont des noyaux de conscience. Le ciel n’est rien d’autre qu’une partie de nous-mêmes, la plus profonde et, pour toujours, la plus mystérieuse. Là se disputent le bénéfique et le maléfique, notre côté sombre et notre côté lumineux. Immense raccourci que la Voie des étoiles et nous savons que la grande Roue cosmique tourne elle aussi autour d’un seul sujet, celui de notre bonne étoile, jumelle de notre mauvaise. Voyez le Ciel, notre religion universelle.
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