LA GRANDE ENQUETE
par Serge Bouchard
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J’ai souvent pensé que l’enquête anthropologique ressemblait beaucoup aux grandes enquêtes tout court. Le policier, le journaliste et le scientifique se rejoignent tous sur le terrain de la recherche. Hier encore, pour les journaux surtout, mais aussi bien pour la radio ou la télévision, les journalistes d’enquête se distinguaient de tous les autres par l’ampleur des moyens utilisés pour mettre au jour une affaire.

Car le sens est caché. Les phénomènes apparents ne livrent pas leurs causes et raisons au seul premier regard. Il faut un second regard, un autre et puis un autre pour arriver à percer le mystère. La réalité est comme l’oignon, toute faite en pelures successives, une qui en cache une autre et ainsi de suite jusqu’au noyau. Et comme les épluchures d’oignons, la réalité fait souvent pleurer. Il faut avoir du nerf et du contrôle pour traverser certains univers.

En fait, vous aurez compris que tous les moyens sont bons. Le phénomène de l’enquête est aussi mystérieux que les sujets enquêtés. Lorsque je dis que tous les moyens sont bons, cela signifie simplement que si toutes les méthodes sont bonnes, aucune n’est gagnante a priori. Toutes veut réellement dire toutes, si bien que la tentation est grande d’aller au delà de barrières que l’éthique interdit de franchir. L’enquêteur doit se policer lui-même. C’est un plongeur qui quitte la surface des choses pour mieux saisir ce qui se cache en dessous, dans les profondeurs, encore une fois au-delà du visible. Il devient un poisson parmi les poissons, un requin parmi les requins, à la limite il passera inaperçu dans le milieu dans lequel il a plongé. C’est d’ailleurs un grand avantage de faire partie des meubles, d’être furtif, discret, insoupçonné et inaperçu, à la limite mésestimé.

Mais surtout, cela prend du temps. Qui dit journalisme d’enquête dit durée. Il faut du souffle et de la patience pour participer ainsi au milieu, pour s’y introduire et s’y maintenir. L’expression consacrée le dit bien, on infiltre un milieu. Pour ce faire, pas de limite de temps, cela dépend.

Les temps modernes se prêtent mal au journalisme d’enquête en raison justement du temps qu’il faut investir pour arriver à des résultats satisfaisants. Le temps, c’est de l’argent et nul ne peut se permettre, semble-t-il, d’investir à long terme dans des démarches dont on ne contrôle ni le déroulement ni l’issue. Il faut des circonstances exceptionnelles pour qu’un enquêteur jouisse de tout son temps afin de se concentrer sur une affaire. Car, à l’exemple de l’anthropologue sur le terrain, le journaliste qui enquête en est un qui doit d’abord perdre son temps. Tourner à gauche pendant que le bon sens vous dit de tourner à droite, prendre un café dans un Dunkin’ quand on devrait se presser pour aller ailleurs, prendre une semaine de réflexion obsessive, parler à des gens qui n’ont en apparence rien à dire, rien à voir, rien tout court, voilà comment l’enquête mène son mystérieux train. Elle ne peut être que détours. Déchire ton plan, tes étapes et tes lignes droites. Car tout sera de courbes et de travers.

Blaise Cendrars l’écrivain, grand voyageur et explorateur de la nature humaine, ne voyait pas les choses autrement : pour bien saisir il faut plonger, s’attarder, s’investir. Le passage rapide à la surface des réalités est inutile et nous aurions beau faire le tour du monde cent fois, nous n’aurions rien vu. Déplacement n’est pas voyagement. Surfer n’est pas comprendre, courir n’est pas creuser. Et raisonner n’est pas penser.

Tous les être humains sont différents les uns des autres, tous les êtres humains sont pareils les uns les autres. Il en suffit d’un seul pour représenter un mystère, je dirais un grand sujet d’enquête. Dans le film les Ripoux, Philippe Noiret explique au policier novice et zélé qui l’accompagne que tous les citoyens ont quelque chose à cacher, que le policier peut arrêter n’importe qui, l’interroger, pour découvrir une affaire. Tous les sujets sont bons. Chacun de nous est un héros, un lâche, un filou, un ceci et un cela qui fait le tour d’une totalité forcément louche. Pire, c’est peut-être le quidam qui en cache le plus. C’est sous l’apparente platitude de la réalité que souvent se terre le plus formidable des mystères.

Répétons-le, cela n’est plus dans les moeurs. Il faut des circonstances particulières qui permettront à un observateur de participer à une enquête en profondeur sur le terrain. Voilà un être entre parenthèse avec beaucoup de temps parce que hors du temps, un être qui devient un acteur et un participant. Car le journaliste d’enquête s’investit totalement, humainement, sans condition, quasiment sans espoir.

Il y a plus. Le journaliste sera lui-même son premier outil de recherche. Il s’utilise lui-même, en son corps et en son esprit. L’exploration de l’inconnu exige cela. Chaque grande enquête sera un parcours initiatique. Il faut de l’expérience et de la naïveté, en même temps, il faut dans le même être de l’abandon et de la retenue, de la vision proxène et un regard éloigné. Cela demande beaucoup. Le danger existe qui est celui de basculer à l’intérieur de l’univers observé. Aux jeunes anthropologues que nous étions jadis, les maîtres faisaient gravement cette mise en garde contre ce phénomène : devenir l’autre à force de l’observer, cela se disait « going native ».

À ce point extrême l’enquêteur se dissout et devient un acteur, participant au drame sans être capable de s’en détacher. Le risque est là, bien réel. Il vient du fait que l’enquêteur, s’utilisant lui-même comme outil, corps et âme, prête le flanc à tous les dérapages, par association, par amour, par dilution de son identité. Humain, trop humain, il ne sait plus garder la tête froide de l’interprète. Il n’est plus le révélateur. Car voilà bien le cœur de toute l’affaire. Le journaliste d’enquête est un décrypteur. Il met au jour une réalité cachée, un sens obscur parce que non révélé au départ. Il a beau participer, être entièrement de la partie, reste que son rôle à la fin sera d’éclairer l’ensemble.

Ce sont la vision, la méthode, le point de vue, une manière d’être, et ainsi de suite. Reste que c’est surtout la communication. Trop d’a priori nuit à l’enquêteur. Il faut au départ oublier ses réflexes. Car autrement, on ne saura pas percevoir les signes, les signaux, les messages, les pièces et les bribes qui doivent être reliés.

L’enquêteur expérimente et puis décode, il avance sur un chemin inconnu et ce chemin doit être entièrement parcouru. Les gens parlent, les chiffres parlent, tout parle. Saurons-nous les voir et les entendre, les capter et les recevoir? Ou bien notre tête trop organisée, trop rigide restera-t-elle sourde à ces stimuli, préférant les explications attendues et les visions pré-convenues?

Le monde est riche de ce que l’on y voit. La Nature nous parle, les objets nous avertissent. À nous de faire les liens entre les informations. Tout va de fil en aiguille. L’art de faire enquête et d’avancer sur ces chemins nouveaux consiste à faire des liens, à les défaire plutôt, à les refaire et les reconstituer. Le journaliste s’affaire à dénouer un noeud. Ce sont des essais et des erreurs, des pistes et des indices, des bribes et des morceaux. À la fin, ce sera un portrait, un portrait vraisemblable, convaincant.

Le journaliste d’enquête, nous le disions, est un révélateur. Il parlera, il écrira, il traduira ce qu’il a découvert. Un public est là qui cherche à savoir, à comprendre surtout. Pour le bénéfice du plus grand nombre, voici ce qui se cachait sous l’apparente tranquillité de certains lieux reculés. La communication est une clé, c’est le carburant et la finalité. Quand la poussière retombe, le journaliste se met à raconter l’histoire, l’étonnante histoire qui ne serait pas si l’enquête n’avait pas été faite. Entre tous, chacun des grands journalistes pourra dire, il y a un petit peu de moi-même là-dedans. J’ai payé de ma personne, j’ai pris les risques, j’ai tout donné. Une grande enquête est justement à la mesure de sa difficulté.

Chacune des enquêtes transforment son enquêteur. Il en ressort appauvri, enrichi, c’est la même chose. À force de vivre, les certitudes tombent. Plus l’expérience est forte, plus nous apprenons que cette enquête n’est pas la vraie fin de l’histoire, qu’il faudrait suivre l’enquête, la poursuivre. Car l’histoire se continue, toutes les histoires se continuent. Néanmoins, ces enquêtes appartiennent aux enquêteurs et elles les marquent de façon indélébile. Ils se remettent en question, ils traversent des frontières, ils changent dans leur identité même.

Il y a dans le mot enquête le mot quête. Voilà certainement le caractère sacré de la chose. Ce ne sont pas les voyages qui forment la jeunesse, c’est la quête. Et elle ne forme pas la jeunesse, la quête, elle la casse tout simplement, elle lui règle son compte. Enquêter fait vieillir, parfois rapidement si les révélations sont aussi horribles à dire et à écrire qu’à débusquer.

Je ne suis pas du genre à me plaindre. Mais je sais avoir payé des prix élevés pour le savoir qui m’appartient. Pour juger l’Indien, chausse une journée ses mocassins. À la longue, les chemins parcourus peuvent difficilement être redécousus, il en reste ce qu’il en reste sur le visage fatigué des grands routiers de l’enquête. Gustave Flaubert disait qu’à force de répéter cela est, cela est, cela est, qu’à force de découvrir le monde sans le juger, de voir cela, de voir cela, de voir cela, on finit par se calmer.

Les journalistes d’enquête vieillissent prématurément. Comme les anthropologues de terrain. Comme les policiers obstinés et infiltrants. On se calme, on devient stoïque, pessimiste et posé. Les journalistes d’enquête seraient les romanciers réalistes des temps modernes, s’ils existaient vraiment, s’ils pouvaient écrire les histoires fantastiques, qui se produisent à tous les coins de rue, s’ils n’étaient eux-mêmes devenus fiction à force de creuser. Oui monsieur, oui madame, la réalité dépasse la fiction pour devenir une sur-fiction. D’où les efforts parfois surhumains, pour seulement saisir de quoi il en retourne.


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