L’OURS NOIR DANS NOS TETES
par Serge Bouchard
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Trop de gens pensent qu’un ours est un ours, c’est-à-dire un animal comme un autre, beau il est vrai, remarquable peut-être, mais une simple bête tout de même, un ours point à la ligne.

Mais ces tenants de l’observation directe, ces Saint-Thomas des temps modernes, pour qui rien n’est croyable en dehors de ce qu’ils touchent, voient ou vérifient, se privent d’un monde aux possibilités immenses, d’un univers entièrement fait de dimensions cachées qui n’en demeurent pas moins les véritables forces de notre lien au monde.

L’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours en a déjà beaucoup plus vu que celui-là qui ne l’a pas vu. Car, qui approche l’ours les yeux ouverts, de coeur, d’esprit et du tour de ses sens ressentira quelque chose d’inédit : la sensation d’être en présence d’une ombre, d’une force, d’une sorte d’être qui nous dépasse.

L’ours est un animal qui porte aux mystères. Les sociétés qui le côtoient ne manquent jamais d’en faire une grosse histoire. Aux greniers des archétypes d’une humanité qui accumulent les légendes, les visions, les mythes, les rêves, les imaginaires foisonnants et riches, l’ours a une place privilégiée. Il est là, sur le mur, empaillé, la gueule ouverte, les pattes pendantes, comme s’il était toujours vivant, toujours plein de pouvoirs d’évocation. Il reste présent, même mort.

Nous savons depuis longtemps que l’ours a le corps d’un homme, une physiologie humaine. Il nous ressemble physiquement. L’ours est proche de l’humain par son ossature, la disposition de ses organes, par l’ensemble organisé de ses membres et allures. Où serait-ce l’inverse? L’ours étant plus ancien que l’humain sur terre, ne pourrions-nous pas imaginer une filiation? Ce serait nous qui ressemblerions aux ours, nous qui serions en quelque sorte une version de l’animal, un prolongement, une copie.

Oui, les cérémonies de l’ours sont très anciennes. Elles se perdent dans nos mémoires collectives. L’ours est énorme dans nos inconscients. Pour mieux comprendre, pensons à ceux qui l’ont bien connu jusqu’à hier encore : les Innus du Nord, les Cris-Eeyous, les Naskapis. Poussons l’enquête de ce côté, du côté de l’histoire et des cultures de la forêt.

Premièrement, ce qu’en disent les Innus fait partie d’une croyance généralisée dans tout le monde nordique et forestier de la planète. Les histoires se répètent dans l’esprit des anciens Lapons, dans le nord de la Finlande, dans toute la Sibérie jusqu’aux rives du fleuve Amour et puis en Alaska ainsi que dans toute la taïga canadienne. Les légendes furent sûrement racontées et les cérémonies observées dans l’ancienne Europe, du temps où il y avait de nombreux ours vivant dans d’immenses forêts habitées par des peuples de chasseurs.

L’ours est premier parmi les animaux. Il est physiquement le plus fort. En ce sens il domine concrètement le territoire, n’ayant en principe aucun ennemi. Il est fort musculairement et plus rapide qu’on ne le croit généralement. Pataud d’apparence, il est très agile. Omnivore, jouisseur du soleil, de l’ombre, profiteur qui tourne tout à son profit, il n’est même pas victime des mouches noires, des maringouins, des abeilles ou des guêpes tant sa toison est puante et épaisse. L’ours, c’est le jeu, la nonchalance, le sommeil, l’amour féroce, la solitude, l’omnipotence et la paix de l’esprit. C’est aussi l’hibernation, la maternité, la sagesse, un tas de choses quand on y pense qui ont depuis toujours grandement interrogé l’esprit humain.

Dans la tradition Innu, l’ours est aussi fort intellectuellement que physiquement. C’est un esprit. On l’appelle MASKW en Innu et en Eeyou, ainsi que dans la plupart des langues algonquiennes (algiques).

Mais dans l’ancien temps, les gens préféraient lui donner des surnoms. En fait, il était irrespectueux de l’appeler par son nom. Mieux valait une allusion : l’animal, la petite queue, viande noire, grand-père, grand-mère, vieux coquin (joueur de tour).

L’ours est un individualiste qui ne se soumet aux volontés de personne, pas même de ses semblables. Chaque ours est maître de lui-même et chaque ourse est maîtresse d’elle-même. Les humains ne chassent pas l’ours, c’est l’ours qui s’offre à eux. Il apparaît dans nos rêves, il nous donne rendez-vous, il annonce le don de lui-même au chasseur. La chose est tellement vraie, nombreux témoins et croyants à l’appui, que jamais l’on ne tue une femelle enceinte. Les ourses gravides sont invisibles, elles ne se livrent pas en pâture, elles sont occupées à autre chose qu’aux affaires humaines.

Quand les chasseurs rencontrent l’ours, ils doivent lui parler : Grand-père, viens fumer la pipe avec nous, grand-mère, montre-toi gentille et autant de formules familières. Alors l’ours consent à se laisser tuer. Commence un cérémonial précis. Le corps de l’ours est transporté avec déférence, recouvert d’une couverture. Les jeunes filles ne doivent pas le regarder. Seul des hommes mûrs ou les femmes mariées peuvent le dépecer. Le vieux mange la tête servie dans un récipient en écorce de bouleau, chacun reçoit la pièce à tour de rôle et se doit de manger sans utiliser de couteau. Rien de son corps n’est perdu, ni la graisse, ni les os, ni les viscères, ni le sang, ni la peau.

Il ne faut pas que les chiens touchent à ses restes. Les canines et les griffes sont conservées. Les chasseurs s’en servent comme talisman. Finalement, on attache une grande importance au crâne. Jadis, on le décorait avec de l’ocre. Puis on le plaçait au bout d’une perche, parfois on l’accrochait à une épinette. Les chasseurs lui mettaient du tabac dans la bouche et des guirlandes de petites perles autour de la mâchoire.

Il faut que l’esprit de l’animal soit en paix. L’ours aime le tabac, la fumée, il aime les belles choses, l’odeur des épinettes et des sapins. Il connaît les humains pour en avoir adoptés et élevés plusieurs. Les récits sont nombreux qui rapportent ces faits. C’est l’ours qui a vu l’ours qui a vu l’homme. Enjoué, féroce, absolument autonome et indépendant, l’ours est un esprit, il appartient au monde des esprits, monde bien plus réel que le monde apparent.

Qui connaît les ours ne doute pas de ses pouvoirs. L’observation de l’ours baribal, c’est-à-dire l’ours noir, qui est parfois brun, quelques rares fois blanc, ne cesse de surprendre. En se tenant debout, adossé à une épinette rabougrie, il se gratte le dos en se frottant contre le tronc piquant de l’arbre. Il aime les petits fruits, le sucre, et tout le reste qu’il trouve au hasard de ses pérégrinations. Ni vaillant, ni patient, il peut entrer dans de saintes colères devant la contrariété ou la surprise. Néanmoins, c’est l’archétype du solitaire tranquille.

L’ours noir est un fantôme heureux, un esprit à l’aise qui appartient à la forêt qui l’abrite. L’ours fait un pont entre le monde du sacré et celui de tous les jours. Il sacralise les lieux qu’il fréquente, le seul animal qui m’aura fait passer des heures au dépotoir. Oui, au dépotoir. Mais il surgit partout, à l’improviste. Dans ma vie, avec les Innus ou sur les routes dans le bois, mon chemin a souvent croisé celui des ours. Chaque rencontre est magique, elle donne à penser, c’est une pause et un moment propice.

Quand l’ours est mort et qu’il arrive au campement, tout devra être consommé en un seul repas rituel. C’est le festin à finir. Les hommes rêveurs qui sont les meilleurs chasseurs vont battre le tambour, les autres dansent, en tournant en rond; c’est le MAKOUSHAM. Il est traité comme un humain, comme si on mangeait les vertus d’un humain, comme si on se souciait de son âme et de son immortalité. Monde des morts et des vivants, miroir qui nous renvoie l’image de nos esprits, continuité de toutes les forces qui nous unissent, l’ours est un médium.

Les cérémonies algonquiennes relatives à l’ours sont appliquées au caribou, au castor et à d’autres animaux choisis. Mais l’ours demeure la carte maîtresse des rites. C’est le plus sage et le plus grand, le plus intelligent, l’animal parmi les animaux, un surhomme ou une surfemme, qui nous guide et nous entoure, une présence permanente dans l’univers qui est le nôtre. Il ne doit pas être insulté, maltraité sous peine d’en payer un prix immense : famine, maladie, accident, pieds froids en permanence, célibat, veuvage, mauvais rêve et j’en passe.

J’en ai connu des ours. J’en ai lu des livres rares, des articles et des comptes-rendus hors du commun. Les anthropologues Franck G. Speck et Irving Hallowell ont interrogé des dizaines et des dizaines de vieux et vieilles philosophes Innus, Naskapis, Eeyous et Anishinabe-Ojibways, il y a de cela près d’un siècle maintenant. Les informations sont nombreuses mais elles sont cachées, enfouies, éparpillées, comme est éclatée la mémoire ancienne de notre humanité.

Nous avons tous connu des ours, nous les anthropologues du nord; mais encore, quiconque vit ou a vécu dans les forêts boréales, dans les forêt tout court a aussi vu ou verra les ours noirs. J’ai saisi l’excitation profonde de mes amis Innus à la vue d’un ours. J’ai vu un ours entrer dans un village indien en plein après-midi, se diriger sans se soucier de personne vers une maison en particulier, en faire le tour à plusieurs reprises, comme si quelque chose de mystérieux l’attirait en ce lieu. Alors que les hommes s’apprêtaient à le tuer, un vieillard est intervenu solennellement : c’est la maison de Mathias décédé l’année dernière. C’était un grand chaman, vous le savez. Ne tuez pas cet ours car c’est Mathias qui s’ennuie de chez lui et qui revient nous visiter. Cet ours est un esprit et cet esprit est celui du vieux chaman.

Voilà donc la vérité. Nous devenons des ours. Dans le monde des esprits nous sommes des surhommes et la vision sur terre de la surhumanité, MISTAPÉO, l’homme au-dessus des hommes, c’est l’ours, le gros ours, la grande ourse. Elle vit dans la forêt noire, dans le ciel, dans les poubelles, dans le jour après jour de nos plus vieux grimoires.

Post-Scriptum et Post-Scripta

Et puis que dire de cette idée chinoise. La mère ourse doit former son petit en le léchant. Il vient au monde informe dans la tanière durant l’hiver. Liquide sombre et pâteux, que la mère va sculpter avec sa langue, l’asséchant, le durcissant et le conformant, lui donnant un corps d’ourson. Quand elle ne fait pas bien son travail, l’ours sera mal léché. De corps et d’âme. Toutes les mères sont des déesses qui font la descendance à leur image. En sculptant, en manipulant, en asséchant et en arrondissant une forme à partir de l’informe. Et les petites oeuvres seront bien léchées.

Les Lakoutes de Sibérie chassent l’ours en lui parlant beaucoup, comme les peuples Algiques de d’Amérique du Nord, disons les Indiens pour faire simple, qui prient l’esprit de l’animal en le mettant à mort. Les chasseurs Iakoutes disent eux aussi : Viens jouer avec nous grand-père, viens jouer avec nous grand-mère. Et toutes les cérémonies s’ensuivent qui se ressemblent. Quand ils frappent l’ours pour le tuer, ils lui répètent en choeur que ce sont les Russes qui le tuent, pas les Lakoutes. Question de diriger sa vengeance ailleurs.

Paradoxe ultime, alors que nous parlons de l’aigle américain, du coq français, du castor canadien, on parle bel et bien de l’ours russe.

Les Chinois ont peur des ours, les Chinois ont peur de l’ours russe.


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